Deux ouvrages majeurs d’Ailton Krenak paraissent pour la première fois en français : Futur ancestral et Le réveil des peuples de la Terre. Le penseur et militant autochtone brésilien y appelle à revaloriser les savoirs ancestraux et à repenser notre rapport au vivant face aux crises écologiques et spirituelles de la modernité.
◆ De la forêt au Parlement
Né en 1953 au sein du peuple Krenak, Ailton Krenak est une figure incontournable de la résistance indigène brésilienne. Journaliste de formation, militant de cœur, il a marqué l’histoire du Brésil en jouant un rôle central dans l’inscription des droits des peuples autochtones dans la Constitution de 1988, après la fin de la dictature militaire. Il a notamment contribué à l’élaboration du « chapitre indien », une avancée légale majeure, même si les défis restent énormes sur le terrain.
Dans les années 1980, il s’associe à Chico Mendes pour créer l’Alliance des peuples de la forêt, réunissant peuples autochtones, travailleurs du caoutchouc et autres communautés marginalisées. À travers cette initiative, il a offert une vision politique profondément écologique, enracinée dans une “citoyenneté de la forêt” ou florestania, en opposition au modèle extractiviste et consumériste dominant.
◆ Une parole mondiale
La publication, en 2020, de Idées pour retarder la fin du monde a propulsé sa pensée au-delà des frontières brésiliennes. Depuis, Ailton est devenu une voix écoutée dans les débats mondiaux sur l’écologie, le colonialisme, la spiritualité et le futur des sociétés humaines. Son élection à l’Académie des lettres brésilienne en 2023 consacre cette reconnaissance, faisant de lui le premier auteur autochtone à y siéger.
À travers Futur ancestral et Le Réveil des peuples de la Terre, parus en France aux éditions Dehors en avril 2025, il propose non seulement un récit de résistance, mais une refonte des imaginaires. Pour lui, l’avenir ne se trouve pas dans une fuite en avant technologique, mais dans un retour à des savoirs anciens, enracinés dans la relation au vivant et au territoire.
◆ Vers une autre idée du monde
Interviewé par Reporterre dans un jardin public parisien, Ailton Krenak raconte avoir visité récemment, avec le chamane yanomami Davi Kopenawa, les ruines du temple de Zeus en Grèce. Une expérience qui, loin de l’émerveillement touristique, a été vécue comme une vision de destruction : « Les Blancs ne laissent rien debout », a alors déclaré Davi Kopenawa. Ailton en tire une leçon sur les racines profondes de l’extractivisme occidental et de sa cosmovision séparatiste, qui oppose l’homme à la nature.
À l’inverse, les peuples autochtones considèrent les rivières, les montagnes, les forêts comme des entités vivantes, avec lesquelles il est possible et nécessaire d’interagir. Cette approche, profondément spirituelle et politique, remet en cause le mythe du progrès linéaire et invite à reforester nos imaginaires.
◆ Le futur est ancestral
Dans Futur ancestral, Ailton Krenak propose un temps non linéaire, enchevêtré, habité par les vivants et les morts, les enfants et les anciens. « Ce que nous appelons avenir est déjà là, dans nos relations avec le monde vivant », écrit-il. Le concept de futur ancestral est une invitation à réhabiter le présent autrement, à travers la transmission, la lenteur, la présence. Cette vision s’oppose frontalement à l’obsession de la croissance et à l’illusion du salut technologique. À ceux qui misent sur l’intelligence artificielle ou sur une vie sur Mars, il rétorque avec humour : « Les humains veulent devenir des fusées » et ajoute même, en citant Miyazaki : « C’est une offense à l’esprit humain ! ».
◆ Commencez un par un
Face aux incendies, aux pandémies, aux effondrements, que répondre aux enfants qui demandent : Pourquoi on ne fait rien ? Pour Ailton, la réponse est à la fois politique et sensible : « il faut que ça change. Et ça commence un par un ! ». Sa foi dans la jeunesse est tangible. Pour lui, les enfants sont déjà porteurs d’un lien intact avec la vie : « Ils feront quelque chose. J’ai plus confiance en eux qu’en les adultes », confie-t-il.
◆ Une mémoire pour demain
Son second livre traduit en français cette année : Le Réveil des peuples de la Terre, retrace quarante ans d’engagement à travers des entretiens rares. Ce n’est pas seulement un document historique, c’est une parole vive, une archive politique, et un outil de transmission. On y perçoit l’évolution du combat indigène, depuis les marges jusqu’à la scène internationale, et la manière dont il renouvelle la critique écologique globale.
◆Après le capitalisme
Pour Ailton Krenak, la fin du capitalisme ne serait pas forcément une tragédie, si l’humanité avait le courage d’une transition. Il appelle à un changement de paradigme profond, presque biologique : « Ce pourrait être le prochain grand événement : une mutation cognitive. Nous-mêmes dans ce corps, mais pensant autrement ». Il croit en la métamorphose, comme la chenille devient papillon…
◆Une voix essentielle dans le tumulte du monde
Ailton Krenak incarne une pensée vivante, ancrée, poétique, qui traverse les frontières entre philosophie, politique et spiritualité. Il ne propose ni recettes ni utopies. Il invite à ralentir, à sentir, à désapprendre, à retisser du lien et à accueillir « cet autre qui est différent », car le monde de demain sera forcément fait de migrations, de partages, de cohabitations. À travers ses livres et ses prises de parole, il ne défend pas seulement les peuples autochtones. Il défend la Terre, et l’humanité avec elle.
À travers ses livres, ses prises de parole et sa présence lumineuse, Ailton Krenak nous rappelle que l’urgence écologique est indissociable d’un réveil des consciences, qu’il appelle « changement axial ». Ni prophète, ni technophobe, il incarne une parole enracinée, cosmique, profondément humaine. En nous invitant à réhabiter la Terre, non comme ses propriétaires mais comme ses alliés, il nous tend un miroir : Sommes-nous capables d’écouter les voix des forêts, des rivières, des enfants et des anciens ? Le futur, suggère-t-il, ne se trouve pas au-delà, mais est déjà ici, dans les traces de nos ancêtres et nous nous devons d’y prêter attention.
«
Nous ne survivons pas à la fin du monde, c’est quelque chose du monde qui survit et nous survivons avec lui », Ailton Krenak, Futur ancestral
Jessica Baucher avec Reporterre
*Pour aller plus loin :
Ailton Krenak, porte-voix de la cause autochtone brésilienne – Podcast sur Radio France
+ Crédit photo en-tête d’article : ©Éditions DEHORS
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