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Homme Jenu Kuruba au premier plan. Derrière lui, des femmes Jenu Kuruba vêtues de tenues traditionnelles.

Qui du tigre ou des Jenu Kuruba l’emportera à Nagarhole ?

En Inde, le peuple Jenu Kuruba se voit privé de ses terres ancestrales à Nagarhole. La raison ? Sur cette zone a été implantée une réserve de tigres. Alors que le gouvernement indien affirme que les Jenu Kuruba ont été relocalisés volontairement, un rapport pointe du doigt des expulsions forcées.

Lorsque la sauvegarde du monde animal vient mettre en péril celle des peuples autochtones. La situation des Jenu Kuruba est un nouvel exemple des limites que pose la préservation de la biodiversité, lorsque celle-ci se fait au détriment de la vie autochtone. Ce peuple de récolteurs de miel, initialement basé dans la réserve de tigres de Nagarhole au sud-ouest de l’Inde, est désormais orphelin de ses terres ancestrales.

Entrée du parc de Nagarhole, RimpaD (Wikimedia commons), CC BY-SA


Une enquête menée le mois dernier par l’organisation Fridays for Future Karnataka et d’autres groupes pointe du doigt l’expulsion forcée des Jenu Kuruba et d’autres peuples de la réserve, ainsi que des violences commises à leur encontre. Une enquête qui vient contredire la version officielle du gouvernement indien.

À l’origine de ce conflit, l’implantation d’une réserve de tigres au sein du parc national de Nagarhole, créé en 1983 par le gouvernement indien. Ce projet, à première vue bénéfique pour la biodiversité, serait en réalité devenu un business juteux pour l’Inde, puisque ladite réserve est l’une des destinations les plus populaires pour les touristes amateurs de safaris de tigres. Une situation qui n’est pas sans rappeler celle des Maasaïs en Tanzanie, forcés à quitter leurs terres au bénéfice de safaris touristiques.

La conservation-forteresse en cause

Pour Sophie Grig, membre de l’ONG Survival International, la gestion des zones de conservation par l’Inde est une gestion passéiste et cruelle : « Le gouvernement indien continue de soutenir le modèle colonial et raciste de conservation-forteresse, qui exclut les populations autochtones et locales des zones protégées, mais accueille les touristes payants ».


Shanti proteste avec son peuple devant le parc national de Nagarhole, ©Survival

La conservation-forteresse est un modèle qui a dominé les politiques de conservation à la fin du XXe siècle. Celui-ci repose sur l’idée erronée qu’une conservation efficace suppose une nature sauvage vierge, dépourvue de vie humaine. Un constat aujourd’hui mis en cause par de nombreuses ONG, car il légitime les déplacements de populations autochtones à travers le monde, ce alors même que celles-ci sont détentrices de droits sur leurs terres.

Ce modèle continue de prospérer encore aujourd’hui. Il est même soutenu à l’international selon certains activistes, en témoigne la visite officielle de l’ex ministre française de l’environnement Barbara Pompili en janvier 2021 en Inde. Visite durant laquelle elle a arpenté le parc de Kaziranga à l’extrémité est du pays, passant sous silence les multiples violations des droits humains commises à l’égard des peuples autochtones présents dans la région.

Relocalisations volontaires ou forcées ?

La réserve de tigres de Nagarhole est un projet mené en partenariat avec la Wildlife Conservation Society, qui dans un communiqué déclare souhaiter « faciliter la relocalisation volontaire, parrainée par le gouvernement, des familles vivant à l’intérieur de la forêt vers de nouveaux sites en dehors de la forêt ». Or, l’enquête dévoilée le mois dernier semble montrer tout le contraire.

« Arrêtez de violer nos droits » peut-on lire sur les pancartes des Jenu Kuruba
qui protestent contre le Département des forêts, ©Survival

En effet, le Département indien des forêts procéderait à des expulsions depuis plusieurs années, détruisant des plantations, harcelant des natifs et allant même jusqu’à commettre des violences physiques. L’ONG Survival International estime à vingt mille le nombre de personnes expulsées depuis le lancement du projet. Les Jenu Kuruba seraient déplacés dans des colonies. Des camps de fortune, dont les conditions seraient déplorables selon leurs occupants.

« Le fait de les déplacer hors de la forêt les tue au sens propre comme au sens figuré », affirme Sophie Grig. L’enquête fait d’ailleurs état de plusieurs meurtres, qui auraient été commis suite à des manifestations pour protester contre les relocalisations. La WCS tente de justifier cette politique en arguant qu’elle serait bénéfique pour les Jenu Kuruba. Selon cette organisation, ils vivraient dans la crainte permanente de la faune dans la forêt, notamment du tigre. Un argument balayé par Sophie Grig : « Les Jenu Kuruba rient quand on leur dit que WCS dit cela ! Ils considèrent au contraire que les animaux sauvages font partie d’eux-mêmes ».

En réalité, les Jenu Kuruba vouent un culte au tigre, comme l’explique Muthamma, membre de la communauté : « Nous vivons avec les tigres depuis des siècles, nous ne les tuons pas, et ils ne nous tuent pas. Nous vénérons le tigre comme une divinité, nous avons des autels de tigres dans la forêt ». Un fait à rebours des accusations formulées par le gouvernement indien selon lesquelles ils nuisent aux animaux sauvages à Nagarhole.

« La présence des Jenu Kuruba est l’une des raisons pour laquelle Nagarhole compte autant de tigres »

L’harmonie des hommes et des animaux est-elle possible à Nagarhole ? C’est en tout cas ce que croit farouchement Sophie Grig : « Il est probable que la présence des Jenu Kuruba soit l’une des raisons pour lesquelles Nagarhole compte autant de tigres ». « Les Jenu Kuruba connaissent la forêt bien mieux que le service forestier et sont persuadés que sans eux, les tigres ne survivront pas », ajoute-t-elle, en rappelant que les peuples autochtones sont les meilleurs défenseurs de l’environnement.

La sauvegarde des espèces menacées, cause essentielle, doit-elle se faire au détriment des peuples autochtones ? Kandukuru Nagarjun (Flickr), CC-BY

Les Jenu Kuruba, dont le nom signifie « récolteurs de miel », vivent dans l’État de Karnataka au sud de l’Inde. Ils entretiennent un lien sacré avec la forêt. Ganguamma, expulsé de la réserve en 2018, témoigne de ce lien privilégié : « Nous pouvons tous vivre seuls à l’intérieur de la forêt comme nous le faisons depuis des générations. Les tigres et les éléphants ne nous attaquent pas, car ils sont notre propre famille ».

Cette relation spirituelle est la raison pour laquelle la spoliation des terres sacrées résonne comme la mort annoncée de ce peuple. Hors de leurs forêts, les Jenu Kuruba sont dépossédés de tout ce en quoi ils croient. Une tragédie humaine, à l’image de certains membres de la communauté qui mettent fin à leur jour suite à leur expulsion.

Les expulsions massives perpétrées au sein de la réserve de Nagarhole, présumées illégales selon les ONG, contreviendraient aux normes internationales de protection des peuples autochtones, ainsi qu’à la constitution indienne. Cette dernière proclame le droit pour le peuple Jenu Kuruba de vivre sur leurs terres ancestrales et d’y vénérer librement leurs dieux. Toutefois, la toute-puissance de la conservation-forteresse semble l’emporter sur les droits fondamentaux. Quoi qu’il en soit, de nombreux soutiens affluent en Inde pour protester contre cette situation. Les Jenu Kuruba sont résolus à reprendre leurs forêts, et à vivre en harmonie avec les tigres.

Antoine Portoles

Photo en tête d’article : Un homme jenu kuruba blessé par balle par des gardes forestiers alors qu’il ramassait des champignons dans la réserve de tigres de Nagarhole, ©Survival

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