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Pour Sambo, Zao, Ekia, Pemba, Kitoukwa, Mibange et Mpeia …

Dans son dernier livre : King Kasaï, Christophe Boltanski, écrivain, journaliste et reporter, nous partage l’expérience déroutante, mais au combien enrichissante, qu’il a vécue en passant une nuit dans l’Africa Museum, en périphérie de Bruxelles, au milieu des vestiges et fantômes du colonialisme belge. Alors que notre société considère cette page de l’histoire révolue, son récit sensible nous amène à la regarder en face. Portés par sa plume fine et intense, nous sommes invités à poser un regard neuf sur des questions très actuelles allant de la restitution des œuvres au fameux déboulonnage des statues.


Chercheur de fantômes et de petits cailloux
Christophe est un chercheur “obsessionnel” comme il le dit lui-même : « Depuis le début, on m’invite à creuser. Un itinéraire à sens unique me pousse à aller au commencement des choses, à tirer des fils, à établir des généalogies », et cette nuit passée enfermé dans l’ancien Musée du Congo belge n’est pas sa première observation à la loupe de ce que le continent africain porte d’injustices et de blessures répétées. En 2012, il a publié le récit : Minerais de sang, une impressionnante enquête sur la casstérité, le principal minerai de l’étain, extraite en République démocratique du Congo et présente dans nos téléphones portables : « Les pépites que l’on extrait déchainent des ruées, des fièvres et bien d’autres troubles. Le pillage du Congo n’en finit plus. La richesse de ses sols est inversement proportionnelle à la misère de ses habitants. On appelle cela le “paradoxe de l’abondance ». Ses romans : Les vies de JacobLa cache et Le guetteur parlent tous de cette même recherche des “blancs” à combler dans de nombreuses vies humaines, ces équations singulières à plusieurs inconnues qu’il faut tenter de résoudre pour connaître quelque chose qui se rapprocherait de la vérité. Avec King Kasaï, c’est dans le ventre du grand musée du roi mégalomane Leopold II qu’il est parti creuser de manière presque organique : « Je me dirige vers une énormité. Un empire comprimé dans une boîte, une encyclopédie en trois dimensions, une arche qui contient tout. Faune, flore, hommes et dieux. Toute la mémoire d’un monde rassemblée dans un même écrin ».




CHRISTOPHE BOLTANSKI – King Kasaï, collection Ma nuit au musée, Stock
PH. MATSAS/EDITIONS STOCK


◆ Roi sans carrosse, les bras fermés sans ailes

C’est donc dans l’Africa Museum que Christophe Boltanski a choisi de passer la nuit, selon le principe de Ma nuit au musée, l’une des collections des éditions Stock. Ce lieu est l’expression pantagruélique du rêve d’un petit roi qui l’a dirigé de 1885 à 1908 : « Dès son plus jeune âge, il aspire à de grands espaces. Il étouffe dans son royaume de poche et cherche les moyens de s’affranchir d’une Constitution qui le condamne à inaugurer des chrysanthèmes. Il souhaite acquérir des territoires non pas au mon de la Belgique, celle-ci n’en veut pas, mais à titre personnel ». Il a jeté son dévolu sur le Congo, faute de mieux, et a collectionné ses hommes, ses animaux, ses végétaux sans jamais s’y rendre : « Un peuple tout entier, c’est gros, ça prend de la place. On prélève alors en son sein quelques spécimens, on les mesure, on les enferme dans des cages et on invite le public à venir les contempler. Il y a des montreurs d’ours ou de singes savants. Le roi des Belges est un montreur d’hommes ». Ses milices et notamment la famille Boekhat et particulièrement le chevalier Alphonse de Boekhat, chasseur de King Kasaï : l’éléphant qui trône au-dessus du lit de camp de fortune de l’auteur, ont assouvi sa barbarie immense. Christophe ne manque pas de rappeler qu’en Belgique comme ailleurs en Europe, à la fin du dix-neuvième siècle, on divertissait le peuple en lui offrant des “sauvages” en spectacle : « Des messieurs en canotier se penchent par-dessus la rambarde pour toucher leurs cheveux. Des gamins s’esclaffent en mangeant des gaufres. On demande à voir leurs dents ou la paume de leurs mains. “N’approchez pas, ils ont la petite vérole !” hurle-t-on. Le cannibale ne m’a pas mangé, écrira un visiteur, au dos d’une carte postale. Certains leur jettent des bonbons ou des bananes. La presse s’en émeut. Les autorités finissent par mettre une pancarte à l’entrée : “Ne donnez pas à manger aux indigènes, ils sont déjà nourris par nos soins” ». Et de rappeler que la France n’était pas en reste en termes de zoo humain : « À Paris, des piroguiers promènent des badauds sur le lac Daumesnil, des Zoulous à plumes figurent à l’affiche des Folies Bergère (…). Lors de l’Exposition universelle de 1889, quatre cents Africains ont été exhibés sur l’esplanade des Invalides. Dix ans plus tôt, des Nubiens bivouaquaient avec leurs dromadaires au Jardin d’Acclimatation ».




©EDITIONS STOCK


 Milou trouve la blague mauvaise
Enfant, Christophe Boltanski a beaucoup lu Tintin, c’est même de lui qu’il tient son désir d’être un explorateur. Dans le musée, il repense à Hergé, à l’homme-léopard, au sorcier Muganga et particulièrement au célèbre album : Tintin au Congo dans lequel : « Tintin personnifie le parfait administrateur colonialIl représente l’autorité, le savoir, le progrès. Il distribue la quinine aux malades, introduit le cinéma et le gramophone jusque dans la brousse. Lorsqu’il emboutit un train avec sa voiture, il s’improvise chef de travaux. Il oblige ses passagers à réparer les dégâts dont il est la cause, il les commande, les traite de feignants et leur parle comme à des enfantsIl rend aussi la justiceil combat le mal et, une fois rétabli un ordre incarné par les pères missionnaires et les tirailleurs de la “Force publique”, part à la chasse en chaise à porteurs, coiffé de son casque en liège. A la fin de son périple, on le vénère comme un dieu. Il a droit à son totem. À l’occasion, il joue à l’instituteur ». Hergé lui non plus n’est jamais allé au Congo, nous précise Christophe : « Tintin n’explore pas un pays mais son appartement-témoin » ! Au fil de cette plongée souterraine lui ayant fait retraverser toute l’épouvante qui a touché l’Afrique durant cette période sombre de la colonisation, Christophe nous interpelle avec la plus grande objectivité sur la question d’une décolonisation possible, rappelant la fascination des premiers colons pour ce continent mais aussi celle des collectionneurs d’aujourd’hui. L’Africa Museum a fermé ses portes pendant cinq années, prétextant des travaux de rénovation, afin d’amorcer sa grande décolonisation personnelle. Jamais Christophe ne se place en historien, seulement en être humain, touché au plus profond de lui par cette horreur qu’il a observée avec minutie et émotions tout au long de sa longue nuit d’asphyxie : « Comment fait-on ? Est-ce en soustrayant ou en ajoutant ? En effaçant ou en soulignant ? Un monument peut-il être réécrit comme un palimpseste ? Peut-on modifier l’identité d’un lieu tout à la gloire de ses fondateurs ? ». C’est avec beaucoup d’humanisme et de réflexions sur la question du lien entre l’Afrique et l’Occident qu’il nous laisse méditer…



« Que les Blancs peu à peu changent de mentalité, qu’ils cessent de penser au profit qu’ils peuvent tirer de la destruction de la forêt pour comprendre qu’elle est un être vivant, comme vous, comme moi, et alors nous pourrons continuer de vivre auprès d’elle, nous pourrons continuer d’apprendre d’elle, de nous soigner grâce à elle. Alors nous pourrons à notre tour la soigner. Alors les choses pourront changer », Christophe Boltanski, King Kasaï (2023)


Jessica Baucher





+ Retrouvez notre entretien avec Christophe Boltanski dans le prochain numéro de notre revue (n°12)…



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