Au Canada, la revitalisation des langues autochtones ne se joue plus seulement dans les salles de classe ou les cercles de parole. De plus en plus d’entreprises, de chercheuses et de créateurs mettent à profit les technologies pour préserver, enseigner et célébrer ces langues. Applications éducatives, stylos parlants, synthèse vocale, jeux vidéo : les outils numériques deviennent aujourd’hui des alliés inattendus d’une renaissance linguistique portée par l’innovation.
◆ Apprendre à parler autrement
C’est avec cette idée que Lisa Brillinger a fondé en 2022 Northern Voices Speech Services. Son entreprise s’est donnée pour mission de garantir à chaque enfant un accès équitable à un soutien linguistique et orthophonique, notamment dans les langues autochtones. Son application TeachSpeech rend visible ce que les mots cachent : le mouvement de la bouche, de la langue et de l’air. Grâce à des animations 3D et des vidéos interactives, les enfants peuvent observer comment se forment les sons et reproduire les bons gestes. Cette technologie, conçue d’abord pour les écoles primaires et maternelles, s’adresse aussi aux enseignants et aux orthophonistes. Elle intègre déjà plusieurs langues, dont le déné sułiné, plusieurs dialectes du cri, et la langue des signes autochtone des Plaines. Un outil à la fois scientifique, culturel et profondément humain.
◆ Redonner la voix aux communautés éloignées
Pour beaucoup d’autochtones vivant loin de leur communauté, l’accès à de vrais gardiens des langues (locuteurs) demeure un défi. C’est ce constat qui a inspiré K’odi Taylor, fondateur de l’entreprise First-ory. Son invention : un stylo audio capable de lire les sons enregistrés par la communauté elle-même. Chaque stylo est livré vierge, accompagné d’autocollants enregistrables : il suffit de les coller sur des livres ou des affiches, puis d’y associer les fichiers audios des aînés. En touchant un autocollant, la personne qui entend la prononciation correcte. Cette simplicité ingénieuse a conquis plus d’une vingtaine de communautés et treize districts scolaires au Canada et aux États-Unis. Le stylo First-ory transforme ainsi la technologie en outil de transmission communautaire, adaptable à chaque culture et à chaque langue.

◆ L’oralité au cœur de l’apprentissage
Dans les régions nordiques, où la tradition orale demeure essentielle, Inhabit Media et l’Association Qikiqtani Inuit ont misé sur une autre approche : celle de l’écoute. Ensemble, elles ont adapté le lecteur audio Yoto, un petit appareil sans écran, déjà populaire dans les foyers anglophones et francophones, pour l’apprentissage de l’inuktitut. Les enfants y insèrent des cartes à puce contenant des contes et des histoires racontés dans leur langue. Sans connexion Internet, sans distraction visuelle, l’expérience mise tout sur la puissance du récit et du son. Cinq cents trousses seront bientôt distribuées à des familles du Nunavut, avec vingt-cinq livres produits en inuktitut. Pour Louise Flaherty, cofondatrice d’Inhabit Media, cette initiative est essentielle : « L’exposition à la langue orale dès la petite enfance est la clé pour contrer l’influence grandissante de l’anglais ».
◆ Quand l’intelligence artificielle parle cri et mohawk
Au Centre national de recherches du Canada (CNRC), la chercheuse Delaney Lothian et son équipe travaillent à un projet fascinant : la création de voix de synthèse dans des langues autochtones. Leur objectif est d’intégrer ces voix dans des outils éducatifs : dictionnaires ou plateformes interactives, afin d’aider les étudiants à entendre et comprendre la structure sonore de leur langue. Trois institutions autochtones collaborent déjà au projet : l’école d’immersion Onkwawenna Kentyohkwa (mohawk), l’Université Blue Quills (peuple Cri des Plaines) et le conseil scolaire Wsanec (Sencoten). Le tout repose sur des logiciels libres, pour que les communautés puissent s’approprier la technologie et la faire évoluer selon leurs besoins.
◆ Jouer pour apprendre
Là où d’autres conçoivent des manuels, Kahentawaks Tiewishaw, cofondatrice du studio Revital Software, crée des univers ludiques. Inspiré de la légende mohawk de Kanontsistontie′s, la tête volante, son jeu vidéo propose aux joueurs d’apprendre le vocabulaire et la prononciation du dialecte mohawk de Kahnawake. « Je veux que ceux qui apprennent ressentent la langue, et ne la lisent pas seulement », confie-t-elle. Ayant elle-même dû réapprendre sa langue maternelle, elle transforme ses propres défis en jeu. Son ambition à long terme est de bâtir une bibliothèque numérique gratuite regroupant des jeux pour différentes langues autochtones.

◆ Renaissance numérique des traditions
Ces initiatives montrent que la technologie n’efface pas les cultures : elle peut au contraire les faire résonner à nouveau. Chaque innovation – qu’elle prenne la forme d’un jeu, d’un stylo ou d’une voix de synthèse – traduit un même désir : que les langues autochtones vivent, s’entendent et s’apprennent à nouveau, partout et par tous.

Ces initiatives, portées par des chercheuses, des entrepreneurs et des artistes issus des Premières Nations, témoignent d’un mouvement profond : celui d’une réappropriation culturelle par la technologie. Loin de remplacer la tradition, le numérique devient ici un pont entre les générations, un espace où les savoirs anciens trouvent une nouvelle voix et parce qu’une langue n’est jamais seulement un moyen de communication, mais une manière d’exister au monde, ces projets apportent un nouveau souffle…

« La langue, c’est notre souffle. Tant qu’elle vit, nous vivons », proverbe Cri
Jessica Baucher
+ Crédit photo en-tête d’article : ©Pixabay



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